De Nicolas de Marle, compositeur du milieu du XVIe siècle, tout ce que l’on sait est qu’en 1568, il était maître des enfants de chœur de Notre-Dame de Noyon. L’histoire éditoriale de ses œuvres se divise en deux périodes distinctes : une première, profane, où paraissent douze chansons, puis une seconde, religieuse, où sont publiées les trois messes.
Entre 1544 et 1554, douze chansons attribuées à « Marle » ou « de Marle » parurent dans des anthologies des éditeurs parisiens : huit chez Pierre Attaingnant, en 1544 (1), 1545 (1) et 1550 (6), et quatre chez Nicolas Du Chemin, en 1550 (2), 1551 (1) et 1554 (1). La première, parue en 1544, met en musique une des épigrammes de Marot sur la beauté de Diane de Poitiers, maîtresse du futur roi Henri II, alors duc d’Orléans. Mais c’est bien en 1550 que Marle semble avoir accédé à une certaine notoriété, puisqu’Attaingnant insère six de ses chansons dans son 35e livre de chansons à quatre, tandis que Nicolas Du Chemin en publie deux autres, dans ses 1er et 8e livres de chansons. Avec six chansons insérées dans un seul et même volume d’Attaingnant, Marle rejoint un petit groupe de compositeurs « mineurs » à avoir bénéficié du même traitement, comme Le Heurteur ou Maillart dans les années 1530, puis Mornable, Villiers ou Du Tertre dans la décénnie suivante. Cette reconnaissance pourrait bien être liée au succès la deuxième de ses chansons publiées,
Une bergère un jour (1545), dont les concordances manuscrites et les rééditions montrent qu’elle jouit d’une bonne diffusion.
Après cette décennie de publications profanes parurent trois messes, deux en 1557 et 1559 chez Le Roy et Ballard, et la dernière près de dix ans plus tard, en 1568 chez Du Chemin. Si les pages de titre de 1557 et 1559 nous apprennent que l’auteur se prénomme Nicolas, ce n’est qu’avec celle de sa toute dernière publication, la
Messe O gente brunette, que parut enfin une information à son sujet : il était alors prêtre (
D. Nicolao de Marle) et occupait la charge de maître des enfants de chœur de l’illustre église de Noyon (
puerorum choralium insignis ecclesiae Novionensis [sic]
moderator). Les archives de Noyon ayant presque complètement disparu, sa carrière dans cette église n’a pu être retracée jusqu’à présent. Néanmoins, le fait que son nom n’ait été repéré nulle part ailleurs et la proximité du gros bourg de Marle, au nord de Laon, rendent probable l’hypothèse qu’il naquit dans la région et y passa une bonne partie, et peut-être l’intégralité de sa carrière, à l’instar de plusieurs compositeurs édités dans ces années, qui détinrent des charges similaires dans des cathédrales françaises, tels Jean Guyon à Chartres ou Pierre Cadéac à Auch.
Le nom de Marle est cependant tout sauf rare à cette période et se retrouve, malgré son ancrage picard, dans diverses régions de France. C’était surtout celui d’une grande dynastie de robe, bien connue à partir du XIVe siècle, qui donna un chancelier de France (Henri de Marle, seigneur de Versigny, premier président du Parlement de Paris, nommé chancelier en août 1413 et égorgé lors du massacre des Armagnacs par les Bourguignons en 1418 — son frère Guillaume fut doyen de Senlis) et, jusqu’à la fin du XVIe siècle, de nombreux avocats et conseillers au Parlement, échevins et prévôts de Paris, et officiers royaux. Clément Marot écrivit l’épitaphe d’une descendante de la famille, Anne de Marle († ca. 1529), fille de Jérôme de Marle, seigneur de Luzancy. Mais rien ne permet d’imaginer à ce jour que le Nicolas actif à Noyon en 1568 ait eu un lien direct avec cette dynastie parisienne. Par contre, les quelques mentions d’une famille de Marle à Noyon même (Mathieu et Pierre, respectivement maire de Noyon de 1487 à 1491 et abbé de Saint-Éloi de 1471 à 1507) laisse penser qu’une ancienne branche cadette de la dynastie s’était installée dans la ville. En l’absence de toute trace documentaire du compositeur, il y a tout lieu de penser qu’il est issu de cette famille noyonnaise.
La musique de Nicolas de Marle révèle un compositeur accompli, parfois inspiré. Ses chansons, composées sur des dizains (n° 2, 4, 6, 7, 8, 11 et 12) ou des huitains (n° 1, 3, 5, 9, 10) de décasyllabes (sauf le n° 4, en octosyllabes), adoptent toutes la forme musicale la plus fréquente à l’époque, avec reprise initiale de la musique pour les vers 1-2 et 3-4, la dernière section étant parfois reprise. Seul le texte de sa première chanson est connu par une source littéraire, puisqu’il reprend exactement celui paru en 1538 dans l’édition des œuvres de Marot publiée à Lyon par Étienne Dolet (Du Chemin imprima une chanson de Certon sur ce texte dans son premier livre [1550
7], où figure également une chanson de Marle). Au départ de la production de Marle figurent trois chansons (n° 2, 4 et 5) qui relèvent du genre narratif grivois brillamment illustré par Clément Janequin.
Une bergiere ung jour (n° 2) doit sans aucun doute son succès à la verve de son texte et à son illustration musicale imaginative de la « cornemuse », particulièrement réussie, et du « tambourin joly ». Entre autres réminiscences janequiniennes, l’exhubérance finale, aux mots « frappe dessus ! », rappelle les imitations sur « Serre Martin ! » que Janequin avait imaginées à la fin de sa version de
Martin menoit son pourceau au marché (parue en 1535). Une autre version de
Frere Jehan (n° 4), attribuée à « H. Fresneau », fut imprimée à Lyon en 1544 par Jacques Moderne (1544
9). Le reste des chansons de Marle, sur des textes amoureux d’une qualité poétique inégale, relèvent du style élégant mis au goût du jour par Sandrin.
Vive sera pour jamais n'estre morte (n° 9, sur un texte déjà mis en musique par Du Tertre en 1543 [1543
11]) est la seule à présenter un incipit ternaire en ø3, apparemment caractéristique des années 1540 (pas moins de treize des cinquantes chansons de Pierre Sandrin débutent ainsi).
La première messe publiée par Marle s’inscrit dans un ensemble de quatre messes parodies sur la célèbre chanson
Je suis deshéritée publiées à Paris entre 1556 et 1558, dans un climat de vive concurrence éditoriale entre les firmes Du Chemin et Le Roy & Ballard. Le 20 août 1556, Nicolas Du Chemin fut le premier à faire paraître une messe de Jean Guyon sur cette chanson, suivie en 1557 d’une messe de Gombert. Cette même année, Le Roy et Ballard publient la messe de Nicolas de Marle et, l’année suivante, celle de Jean Maillard. La célébrité de la chanson qui sert de modèle à ces quatre messes, sans doute de Pierre Cadéac, est attestée par un grand nombre de réédition et par le fait qu’elle inspira encore deux messes à Lassus (1583) et Palestrina (1593
4). Le modèle de la deuxième messe de Marle,
ad imitationem moduli Panis quem ego dabo, est inconnu. Si ce répons de la fête-Dieu suscita de nombreux motets, le plus fameux ayant été composé vers 1530 par Lupus Hellinck, aucun ne peut être mis en relation avec la musique de Marle. Des trois messes de Marle, la messe
O gente brunette est la plus séduisante et la plus singulière. Elle fait partie du nombre limité de messes polyphoniques prenant pour modèles des chansons profanes, une pratique qui, en 1568, n’était vraiment plus en odeur de sainteté puisque les théologiens contre-réformateurs du Concile de Trente venaient, en 1562, de réaffirmer l’interdiction de mêler tout élément profane à la polyphonie liturgique. En outre, la chanson de Mithou, parue en 1548, que Marle choisit comme modèle n’est pas seulement profane, mais passablement grivoise, car la « gente brunette » du titre est décrite « Toute nue en la couchette,/ Blanche et nette,/ Tant doulcette,/ Pour jouer au jeu d’amours ». Au-delà de cette pratique qui, si elle n’était pas la norme, n’avait rien d’exceptionnel (Lassus composa une vingtaine de messes sur des chansons, dont une petite moitié franchement lestes), Marle imagine pour cette messe un discours homorythmique, concis et équilibré, qui exploite pleinement les belles qualités mélodiques de son modèle, en lui ajoutant même quelques couleurs harmoniques originales.
David FIALA